Zeb’ ou l’identité rêvée est une série composée de 72 photographies noir et blanc argentiques, prises au moyen format en Guadeloupe et organisées en 8 chapitres comportant chacun un titre. L’ensemble du projet suggère un va-et-vient entre tension (visages fermés, animaux morts ou menaçants, fragments de corps, dos tournés à l’objectif) et espoir (magie de la lumière, miroitements de la mer, beauté de la nature, jeux d’enfants).
« J’ai photographié en restant à l’écoute des drames muets qui existent au sein de la société (blessures identitaires, poids de l’histoire et des discriminations), et qui sont continuellement en lutte avec l’extraordinaire force vitale qui tire malgré tout cette dernière vers l’avant. Métaphore de ce tiraillement, le titre Zeb’ signifie en créole les mauvaises herbes : celles qui repoussent toujours vigoureusement sous le climat tropical, après que l’on a essayé de les éliminer.
« Il s’agit d’un récit autobiographique de fiction où l’histoire personnelle entre intimement en résonance avec celle du pays où elle se déroule. Les titres des chapitres orientent la lecture et chaque détail photographié se lie au détail suivant pour recomposer le passé. Tout au long de ce voyage, j’invite le spectateur à progresser, par couches successives et par cercles, dans un espace mental identitaire, tout en parcourant l’espace de l’archipel Guadeloupéen où les photographies ont été prises.
« Ce projet de récit personnel répond au besoin essentiel de dire quelque chose de juste sur la Guadeloupe. « Juste », c’est-à-dire proche de l’identité mélangée, souvent ambiguë et douloureuse, qui est celle des Guadeloupéens. Pour trouver ce ton juste, je me suis attachée à cadrer certains détails de l’île ainsi que des expressions et des attitudes qui témoignent de la Guadeloupe telle que je l’ai vécue et telle que je la perçois. J’ai également choisi de travailler en noir et blanc pour être au plus proche d’une société toujours très sensible à la couleur de peau. »
Savine Dosda
« Je ne cherche pas à montrer les choses telles qu’elles sont, précise Savine Dosda : je ne pourrais prétendre avoir une telle objectivité ou une telle connaissance. Et je ne prends pas de photos pour me souvenir des choses, car je suis plus intéressée par la création que la collection. Bref, je travaille comme un auteur, en photographiant les choses telles que je voudrais qu’elles soient, ou qu’elles soient vues.
« Je travaille en deux temps. Premièrement, je cadre le plus instinctivement et le plus précisément possible ce que je ressens lorsque quelque chose en moi est provoqué (ou réveillé) par ce que je rencontre, peu importe de quoi il s’agit. […] Il y a quelque chose de l’ordre du tableau dans mes photographies, au sens dramaturgique du terme, mais elles ne sont ni recadrées, ni retouchées. Elles sont rarement mises en scènes, mais si c’est le cas, ce n’est pas perceptible.
« Je trouve intéressant d’utiliser la photographie avec une certaine esthétique documentaire (transparence et netteté, absence de retouche ou de déformation du sujet, présence du bord du négatif, etc.) pour construire une proposition subjective, voire fictive, car on a moins l’habitude d’en suspecter l’objectivité ou la véracité. C’est comme photographier un mirage et apporter ainsi la preuve qu’il existe, alors qu’il s’agit du produit de son imagination.
« Dans un second temps, je choisis et je monte les photographies réalisées au sein de séries de plusieurs dizaines d’images. Ce travail est fait d’allers et retours. Il peut prendre plusieurs années : c’est la lente élucidation d’une question. Les formes finales de mes séries sont soit le livre, soit un accrochage qui est une mise en page des murs du lieu d’exposition.
Au-delà des prétextes photographiques ou des récits qui animent mes séries, les questions qui me travaillent sont celles de l’identité et de l’invisibilité.
« Dans l’évolution actuelle de mon travail, l’écriture prend une place de plus en plus importante. Utilisée d’abord seulement comme inspiration invisible au spectateur, ou dans les titres, elle devient une forme littéraire qui imprègne mon travail : les séries se structurent en chapitres, deviennent des feuilletons découpés en épisodes qui sont publiés avec un texte qui prend de plus en plus d’autonomie par rapport aux images. D’une démarche d’auteur produisant des propositions intégralement non-verbales, mon travail intègre actuellement l’affirmation d’un dit qui vient mettre en question le silence discret et propice des photographies. »
Dans la production considérable de Savine Dosda, Zeb’ ou l’identité rêvée tient une place à part. Les photographies ont été réalisées au fil du temps lors de trois séjours de plusieurs mois à la Guadeloupe : en 2003, 2005 et 2008. Parallèlement à la recherche identitaire s’y déploie un cheminement documentaire et artistique. Une partie des images, en effet, est réalisée dans un esprit documentaire, mais d’autres sont des « madeleines de Proust », des fragments rencontrés figeant un présent qui a le goût et l’odeur du passé, qui engendre un travail de mémoire personnel et collectif, une mise en perspective de l’espace et du temps. Enfin, certaines sont issues de mises en scène orchestrées dans une immédiateté créative qui interpelle.
Le travail de sélection et d’agencement des photographies s’est déroulé au fur et à mesure des voyages. La sélection finale et le montage ont eu lieu au retour à Paris.
Écoutons Savine Dosda nous parler du contexte socio-politique dans lequel s’inscrit cette série :
En février 2009, à l’occasion de la grève générale menée par le LKP (collectif contre l’exploitation outrancière dirigé par Elie Domota), les tensions sociétales plus ou moins étouffées jusque-là – mais que j’avais toujours ressenties – ont explosé et se sont verbalisées. Sous l’impulsion de ce climat de crise qui a secoué la Guadeloupe et dont les échos inquiétants m’ont profondément ébranlée, j’ai clôturé le travail et finalisé l’association des photos et leur agencement en chapitres. Cela fut ma réponse politique et artistique à ce qui pourrait être la question d’une difficile, mais essentielle (re)construction de l’identité de la Guadeloupe comme harmonie ; une reconstruction qui ne ferait pas l’économie d’une réécriture du regard et de l’histoire.
Depuis sa création, la série Zeb’ a été exposée neuf fois, à Paris et à Bruxelles.
À propos :
Savine Dosda est née aux Abymes, Guadeloupe (Antilles françaises). Elle vit et travaille à Paris. Elle est l’auteure d’un ouvrage : Apprendre à photographier en noir et blanc, Éd. Eyrolles, 2018.
Publié le 21 juin 2023 – gdc