Louis Scutenaire, le lessinois

MES INSCRIPTIONS

C’est en 1943 que Jean Émile Louis Scutenaire, dont on connaît l’amitié profonde qui le lie au peintre Magritte, commence à noter maximes, aphorismes et historiettes en vers autour d’événements vécus, de situations, de spectacles ou d’impressions, qui lui traversent l’esprit.
Le manuscrit s’appellera Mes inscriptions, en hommage au journal intime de Restif de la Bretonne qui avait intitulé ainsi le recueil de graffitis commémoratifs qu’il avait lui-même gravés sur les parapets des quais de l’île Saint-Louis, lors de ses promenades quotidiennes. Scutenaire se serait également inspiré des Sudelbücher de Lichtenberg.
La rédaction de ce vaste carnet de notes, qui prend l’allure d’un journal, durera plus de quarante ans. Rien ne l’apparente au surréalisme qu’une vivifiante subversion.

On doit à Raoul Vaneigem un petit ouvrage consacré à Louis Scutenaire, écrivain belge originaire d’Ollignies, commune proche de Lessines en Picardie. Cette Ville que « le Scut » appelait volontiers « la grande Saxonie », un pays auquel seuls les souvenirs peuvent donner un quelconque pittoresque, bien que, çà et là, comme des diables sortis de leur boîte, surgissent des figures héroïques de la vie quotidienne, au milieu des bruits de wagonnets, de concasseurs et de marteaux des carrières Notté, Pampiche, Les Unies, Cosyns, Cardon, Tacquenier, Willock…


Louis Scutenaire, enfant, vivra au rythme des sirènes (l’ourse de dix heures, de midi, de quatre heures) qui ponctuent les jours d’une ville laborieuse et fruste, avec ses lois dictées par le coup de poing et le coup de gueule sur le chemin des bistrots, cabarets et autres « débits de boissons », dont le nombre à Lessines a toujours été impressionnant (quelque 500, dit Vaneigem, soit un café pour 18 personnes), même depuis que les « trous » avaient été remblayés, remplis d’eau sous l’œil sévère des vieilles carcasses métalliques des concasseurs, témoins fidèles de l’histoire du caillou lessinois.

Malgré l’abrutissement quotidien, au début de ce siècle, à Lessines, jaillit dans la rue comme dans les tavernes, une poésie de la truculence. Car Lessines a son identité, différente de sa voisine, Ath « la bourgeoise » : les lessinois parlent franc, ont le cœur sur la main, le goût de la générosité, un petit côté buté, une certaine propension à la révolte et sont partisans du coude à coude teinté d’un socialisme qui « tient aux tripes ».

Le petit Scut se souvient des luttes de quartier (« ceux du pavé » contre « ceux du calvaire ») et des sorties de fanfares du samedi soir. On mettait alors toute sa foi politique dans le déchiffrage d’une transcription ronflante de la marche funèbre de Chopin. Les musiciens, partis de la Maison du peuple, finiraient piteusement dans un café de la ville haute, à minuit. Et le lendemain, ce serait le tour des catholiques, puis des libéraux, ou l’inverse : la politique avait bon dos.

« Les pauvres, dit Scutenaire, étaient aussi libres de mœurs dans mon pays de Lessines au temps de ma jeunesse que l’étaient les riches en Italie au XVᵉ siècle ». Il les énumère ces héros fugaces, avec leur sobriquet : Zigomar, Pampiche, Charles à Poussières, Mimile à chapeau, la Belle en cuisses, Philomène à parapluies, Camusse, Zandrine Trabucosse et tant d’autres. Ils sont présents sous les mots dont Scutenaire a l’amour et le secret, qu’il partage, à sa façon, les « ramassant à la pelle » ou les claquant sur le mur, jouant avec eux à « l’écriture automatique ».

De cette enfance lessinoise, Scutenaire conserve les images et les aventures dont il tirera de fameuses formules lapidaires. Après 1924, il quitte Lessines pour vivre à Bruxelles, mais il songera toute sa vie à sa ville natale. Il y reviendra comme on revient à de vieilles passions, avec l’affection que l’on peut avoir pour la langue de son pays : « C’est à ma langue maternelle picarde que je dois ma concision » (Mes inscriptions, IV, 31, 1974-1980), celle qui, tout compte fait, lui avait appris à « voir la vie en farce ».

(…) Dans les bonnes années il y avait au moins
Un tué par jour aux carrières
On ne faisait plus le compte des blessés
Les tués sur le coup étaient les heureux
Certains agonisaient pendant des semaines
Brisés moulus tordus
Brûlés de la tête aux pieds
Par des retours de flamme
Ou la vapeur de leur machine
D’autres mendiaient de porte en porte
Pour le reste de leurs jours
Aveugles manchots culs-de-jatte
Les borgnes et les unijambistes
Demeuraient propres aux travaux légers
La dynamite maniée par temps froid
Est un explosif très dangereux
Les trous des carrières sont profonds
Qui s’y tombe s’y rompt
Les petites locomotives sont capricieuses
Les roues et les tampons des wagonnets
Sont belles machines à navrer (…)
Mes inscriptions III, 1964-1973

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
Les inscriptions ont été intégralement publiées en cinq volumes :
Mes inscriptions, Paris, Gallimard, 1945 ; réédition, Mes Inscriptions (1943-1944), Paris, Éditions Allia, 1982 ; réédition, avec une préface d’André Thirion et une lecture d’Alain Delaunois, Bruxelles, collection Espace Nord, Éditions Labor, 1990.
Mes Inscriptions (1945-1963), Bruxelles, Isy Brachot et Tom Gutt, 1976 ; réédition, Paris, Éditions Allia, 1984.
Mes Inscriptions (1964-1973), Bruxelles, Brassa, 1981.
Mes Inscriptions (1974-1980), Paris, Le Pré aux clercs, 1984.
Mes Inscriptions (1980-1987), Bruxelles, Brassa, 1990.


Raoul Vaneigem, Louis Scutenaire, Seghers, Poètes d’aujourd’hui, Paris, 1991


Publié par Guy Declercq – Lessines (1991)
Version Web : 23 mai 2023