BIZET

Un compositeur génial
mais imprévisible

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Bizet, Bizet, ce nom me dit quelque chose…

La critique a fait de nombreuses recherches sur le patronyme. Du côté paternel, la famille de Bizet serait de lointaine origine auvergnate. Il y a un Jean Vizet né dans le Cantal vers 1645. En vieil auvergnat, un « vizet » est un colporteur. Du côté maternel, le nom Delsarte (et le rapprochement avec les Real Del Sarte, originaires des Flandres – conquises par les Espagnols sous Charles-Quint) a suscité bien des spéculations onomastiques, ces éléments prédestinant Georges Bizet à aller chercher son inspiration de l’autre côté des Pyrénées (qu’il n’a d’ailleurs jamais franchies contrairement à Mérimée, créateur du personnage de Carmen).

Très concrètement, les Bizet sont normands depuis le début du XVIIIe siècle. Le père de Georges, Adolphe Bizet, est né à Rouen ; sa mère, Aimée Delsarte, est née à Cambrai et « descendue » à Paris en 1837 pour rejoindre son frère François, professeur de chant, qui a acquis par ses cours une solide réputation…
Et Georges est né à Paris le 25 octobre 1838, 26 rue de La-Tour-d’Auvergne. Il est au départ affublé de trois prénoms d’empereurs : Alexandre, César, Léopold. Puis, deux ans plus tard, ses parents modifient l’état civil : l’enfant s’appellera Georges. Eric-Emmanuel Schmitt, auteur du Mystère Bizet, y voit l’origine de ses doutes et de son instabilité identitaire. Son père est professeur de chant et… compositeur ; sa mère est une excellente pianiste et ne parlons pas de la tante Rosalie (Delsarte), qui a obtenu un premier prix de piano au Conservatoire. Si l’on cherche des déterminismes, on les trouvera plutôt dans l’environnement parental. Le petit Georges est un enfant « précoce » qui apprend à lire les notes en même temps que les lettres de l’alphabet.

Un compositeur génial mais imprévisible

Les anecdotes sont nombreuses chez les biographes de Bizet quant à sa précocité. Parlons de son entrée au Conservatoire. Les professeurs ont très vite décelé les dons de l’enfant, mais il est trop jeune pour être admis : il n’a que neuf ans. On va donc lui faire subir (très officieusement) une sorte d’examen de passage.
Bien sûr, Bizet se joue aisément de toutes les difficultés. Et l’examinateur de conclure : « Toi, mon garçon, tu vas droit à l’Institut ! ». C’était très mal connaître l’enfant qui empruntera un chemin très différent, parsemé de doutes et d’inquiétudes, avec du génie, certes, mais aussi un certain nombre d’incapacités à gérer les réalités de la vie.
Beaucoup se sont étonnés des réactions de Bizet quant à sa production et son attitude face à l’échec. Jamais Bizet ne s’y attarde. Tout simplement, il passe à autre chose… Il y aurait beaucoup à dire sur cette apparente indifférence (ou ce déni) qui côtoie pourtant une réelle hypersensibilité.

À neuf ans donc, Bizet fréquente en auditeur libre les cours de Marmontel dont il gardera un souvenir admiratif : « Avec Marmontel, on apprend autre chose que le piano, on devient musicien ».
Mais la personnalité la plus déterminante dans le destin de Bizet, c’est Gounod, dont il écrira en 1872 (peu avant la création de L’Arlésienne) : « Vous avez été le commencement de ma vie d’artiste. Je résulte de vous. Vous êtes la cause et je suis la conséquence. »
Dès lors, Bizet se consacre à la composition et son premier chef-d’œuvre sera sa Symphonie en Ut (1855). Bizet ne fera rien pour la promouvoir, la considérant comme « un simple exercice de style ». De fait, elle tombera dans l’oubli et ne sera redécouverte qu’en 1933, par le plus grand des hasards, dans des archives léguées au Conservatoire par Reynaldo Hahn. Cette symphonie est aujourd’hui très régulièrement à l’affiche des concerts, elle a été enregistrée par de nombreux chefs d’orchestre.
On se plaît à imaginer ce qu’aurait pu être Bizet s’il n’avait dénigré son incontestable talent et sa virtuosité pianistique, s’il avait, adolescent, évalué à leur juste valeur ses dons pour la composition. Toutes ces qualités qui, comme le souligne Jérôme Bastianelli dans son livre, « auraient dû lui ouvrir les portes des salles de concert et des salons aristocratiques »…
Lorsque Gounod lui fait connaître les grands auteurs de la littérature, Bizet songera même à abandonner la musique pour devenir écrivain…

Un univers musical codifié, règlementé. N'entre pas qui veut…

Dans l’univers musical où Bizet tente de se faire une place règnent en maîtres le jeune et ambitieux Jacques Offenbach et le vieux Giaocchino Rossini. Cet univers est codifié, règlementé. N’entre pas qui veut…

Dans son livre sur Bizet, Jérôme Bastianelli relate cette anecdote, qui me paraît révélatrice de cet univers : « En 1856, jamais à court d’idée astucieuse, Offenbach avait décidé, pour attirer l’attention sur le théâtre des Bouffes-Parisiens (au passage Choiseul) dont il venait d’être nommé directeur, d’organiser un concours de composition d’opéra-comique ». À celui qui gagnerait le concours, il offrirait » 1 200 francs, une médaille en or et un mois de représentations dans son établissement. Ce compositeur n’aurait jamais été représenté ni à l’Opéra ni à l’Opéra-Comique et n’aurait pas eu plus de deux actes joués au Théâtre-Lyrique. » (source : le Figaro du 17 juillet 1856). Cette anecdote permet de planter le décor.
Les opéras, les théâtres avaient été complètement dévastés par la déferlante prussienne. Il avait fallu reconstruire, parfois déménager… En mai 1871, on avait entendu gronder les canons. Quel quartier avait été touché ? Quelle maison ? Quels amis étaient morts ? C’est l’angoisse que connaissait Bizet, chaque jour, en pleine Commune, lui qui, pourtant, avait quitté Paris pour le Vésinet où, dans la maison de son père, il s’était réfugié avec sa femme Geneviève Halévy. Il s’était bien engagé à la Garde nationale, mais, très vite, il avait été rebuté par la vieille milice communarde chargée de faire régner l’ordre à Paris. La gauche, la droite et le centre me soulèvent le cœur, écrit-il à son ami Giraud.
L’Opéra (détruit par un incendie en 1873) avait au répertoire des œuvres exclusivement en français, sans dialogue parlé. Qu’on se le dise ! On y admettra cependant La flûte enchantée de Mozart qui changea de nom pour la circonstance et devint Les mystères d’Isis. On n’était pas prêt à y admettre Bizet : « Attendons qu’il ait fait ses preuves », se répétaient les organisateurs de concerts.
Il y avait aussi le Théâtre-Lyrique, place de la République. Cet immeuble, qui fut détruit en 1862 lors des grands travaux du baron Haussmann, s’installa ensuite à la place du Châtelet, à l’emplacement de l’actuel Théâtre de la ville. Il avait pour vocation de programmer des œuvres de jeunes compositeurs, dont les autres salles ne voulaient pas, et uniquement de nouvelles partitions. Pour les œuvres du répertoire, il fallait respecter un délai de 10 ans après leur création pour qu’elles puissent être retenues. Pour Bizet ? Peut-être…
Il y avait bien l’Opéra-Comique installé salle Favart dont le répertoire est « composé de comédies ou de drames mêlés de couplets, d’ariettes et de morceaux d’ensemble » (c’est dans le règlement de 1807). Il s’agissait donc de pièces comportant obligatoirement des dialogues parlés. Là, pour Bizet, il y avait une opportunité…
Enfin, il y avait le Théâtre des Bouffes-Parisiens, une salle que Jacques Offenbach avait ouverte en y produisant une œuvre bien connue : Ba-Ta-Clan, chinoiserie musicale en un acte. Pas d’entrée possible pour Bizet : chasse gardée !

Vu sa notoriété et son succès, Jacques Offenbach avait imposé sa définition de l’opéra-comique : ce sera « une création éminemment française ». Il écrit ceci : « Bien que formée à l’imitation de l’opéra bouffe italien, dont Pergolèse a personnifié le genre, l’opéra-comique en diffère par le tempérament de la nation. […] Où l’italien donnait carrière à sa verve et à son imagination, le français s’est piqué de malice, de bon sens et de bon goût ; où son modèle sacrifiait exclusivement à la gaieté, il a sacrifié surtout à l’esprit ». Ce sera donc une œuvre récréative, amusante, rien d’autre finalement qu’un vaudeville chanté ou une opérette.
Pour concrétiser cette définition, Offenbach organise un concours et il rassemble, pour son jury, les plus grands noms de l’époque : Auber, Thomas, Halévy, David… Soixante-dix-huit candidats se présentent. Bizet sera dans les douze qui passent le premier tour et dans les six qui réussissent le second. Sur cette base, il est amené à composer un opéra sur le livret du Docteur miracle. Les résultats sont proclamés à la fin décembre 1856 : Georges Bizet et Charles Lecocq (La fille de Madame Angot) sont déclarés vainqueurs ex æquo. C’est une petite victoire, mais Bizet a tout de même réussi à attirer l’attention sur lui. On l’aura compris : ce n’était pas facile dans ce milieu.
Une période difficile, en effet, et le travail de compositeur ne paie pas. Bizet sort, un peu, fréquente le salon de son professeur Fromental Halévy où, un soir, il étonnera Liszt en déchiffrant sans hésitation une partition particulièrement difficile du célèbre maître hongrois. Surdoué, oui, mais la route est longue…

« Presque jamais lui… »

« Monsieur Bizet n’est presque jamais lui et nous le voudrions lui » (Emmanuel Chabrier). Voilà, en général, ce que pense la critique.
Malgré des revers, Georges Bizet avance. Il essaie de se placer dans la filiation artistique de Rossini. Il écrit aussi un opéra bouffe sur un livret proche du Don Pasquale de Donizetti. À cette occasion, il croit avoir trouvé le genre qui lui convient : « Je suis décidément bâti pour la musique bouffe et je m’y livre complètement. Je sens que ma nature me porte plus à aimer l’art pur et facile que la passion dramatique », écrit-il à sa mère le 8 octobre 1858. Et c’est vrai qu’il y réussit pas mal, mais ce ne sont pas des chefs-d’oeuvre. Par la suite, Bizet s’essaie à un opéra-comique, La Guzla de l’Émir, une œuvre qui ne nous est pas parvenue et qui n’a jamais été représentée. On en parle pourtant en bien – notamment l’Institut.

À cette époque, un personnage capital intervient dans la carrière de Bizet : Léon Carvalho. Celui-ci avait étudié le chant au conservatoire de Paris. C’est un baryton. Mais il abandonne très vite sa carrière d’interprète pour devenir administrateur de salles de spectacles. Il sera directeur du Théâtre-Lyrique, directeur du Théâtre du Vaudeville, directeur de scène à l’Opéra et enfin, entre 1876 et 1887, directeur de l’Opéra-Comique. Carvalho sera à l’origine du succès des Pêcheurs de perles, salué par Berlioz. Mais Nietzsche écrira à ce sujet : « L’œuvre n’a pas encore trouvé son équilibre, l’influence des modèles (Gounod, David et Lohengrin de Wagner) y est trop directement sensible et n’a pas été assimilée ». En ce qui concerne Wagner, disons tout de suite que cette inspiration est assez peu vraisemblable.
Les critiques les plus sévères reprochent à Bizet de manquer de personnalité. C’est le cas par exemple du jeune Emmanuel Chabrier qui écrivait avec beaucoup de jalousie d’ailleurs : « Le grand défaut de la musique de Monsieur Bizet est le manque de style ou plutôt de les avoir tous. Ici ce sont des cadences finales, des harmonies pittoresques à la Gounod ; là, des rythmes entiers empruntés à Félicien David, sans parler de la coupe vague indéfinie de la mélodie dont ce grand compositeur a seul le secret et qu’imite trop souvent notre jeune prix de Rome… En un mot, Monsieur Bizet n’est presque jamais lui et nous le voudrions lui, car il peut beaucoup sans le secours des autres. » Et c’est là que Chabrier vise juste car lorsqu’il se décide à être lui-même, Bizet est capable de composer un chef-d’œuvre : ce sera le cas pour l’Arlésienne et pour Carmen.

Parmi les nombreux échecs, pensons aussi à Ivan IV qui ne fut même pas représenté au Théâtre-Lyrique et qui ne fut jamais joué du vivant de Bizet (la partition fut retrouvée en même temps que la Symphonie en ut dans les archives du conservatoire en 1933). L’œuvre avait cependant de grands atouts comme cette Romance du jeune Bulgare au deuxième acte. Cet échec-là, Bizet l’a particulièrement mal vécu. Il devint irritable et en arriva aux mains avec Carvalho. Bizet est atteint au plus profond de lui-même :  quelques jours après la dispute, il écrit à son éditeur une lettre folle de désespoir dans laquelle apparaît un véritable sentiment de persécution. 

Bizet face aux directeurs de théâtre

Il faut savoir qu’être directeur de théâtre, c’est atteindre le plus haut pouvoir. Le poste en effet est particulièrement convoité : on se bat littéralement pour y accéder. Le marché entre un directeur et un compositeur se passe ainsi : le directeur offre un texte à un musicien qui s’engage à le mettre en musique et à livrer la partition pour une date donnée. Dans la réalité, on sait que les compositeurs sont nombreux à attendre que vienne leur tour. Et quand c’est enfin le moment, il est dit qu’il faut qu’il obtienne un vif succès pour espérer que sa partition soit achetée par un éditeur. Dans le meilleur des cas, il pourra en espérer 1000 francs qu’il partagera avec l’auteur du livret. L’éditeur peut donc acheter mais le directeur, lui, n’achète rien. Par rapport à ses concurrents, Bizet bénéficiait tout de même de deux atouts de taille : son talent exceptionnel et sa maîtrise technique. Ses camarades du Conservatoire le désignaient d’ailleurs comme leur chef, celui qui allait poser les fondements de la nouvelle musique française : lourde responsabilité !

SOURCES
Jérôme Bastianelli, Georges Bizet, Éd. Actes Sud Classica, 2 septembre 2015.
Hervé Lacombe, Georges Bizet, Naissance d’une identité créatrice, Éd. Fayard, 2 novembre 2000.   

Carmen de Georges Bizet, 11/04 – 23/05 2019 à l’Opéra Bastille.